Street art, « Marianne asiatique » et France Insoumise : feu d’artifice judiciaire pour le 14 juillet

« Ils ont pris Jeanne, ils n’auront pas Marianne ! ». Voilà ce que ma sœur aînée, elle-même prénommée Marianne, avait fièrement inscrit au feutre noir sur un morceau de carton, lors de la manifestation « Anti-Le Pen » de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle, le 1er mai 2002.

Jean-Luc Mélenchon aura peut-être un jour son bureau à l’Élysée ; mais il n’aura pas la « Marianne asiatique » du street artist Combo.

Ainsi en a décidé la Cour d’appel de Paris.

La décision, rendue le 3 juillet 2023, est d’ailleurs intéressante à bien des égards.

D’abord, cet arrêt consacre - fait rare en jurisprudence - la protection par le droit d’auteur d’une œuvre de street art (en l’occurrence une fresque en papier collé). Bien que par nature « éphémère et évolutive », dit la Cour, une œuvre de street art peut donc bien faire l’objet d’un monopole de 70 ans post mortem.

Ensuite, il confirme tout l’intérêt de faire appel d’une décision de première instance défavorable. Alors que Combo était sorti perdant du procès qu’il avait lui-même initié (d’ailleurs condamné à payer 10.000 € à ses adversaires), la Cour d’appel, prenant le contrepied parfait du Tribunal, en fait un appelant victorieux, presque triomphal…sur les principes au moins.

Enfin, il s’inscrit d’une certaine manière - bien qu’à l’opposé du spectre - dans le prolongement de la condamnation pour contrefaçon d’Éric Zemmour, qui avait utilisé de multiples extraits d’œuvres pour son célèbre clip de campagne en 2022. Peut-être la justice est-elle vraiment aveugle…elle est en tout cas daltonienne quand il s’agit des couleurs politiques. Partisans de la reconquête ou de la fronde, les partis et leurs chefs de file sont également soumis aux rigueurs du droit d’auteur.

LES FAITS.

Combo, street artist « humaniste » de 36 ans, a réalisé en 2017, près de la place de la République à Paris, un collage représentant une « Marianne asiatique » : une jeune femme brune aux traits eurasiens, tournée de trois quart et fixant le spectateur, kimono coloré ouvert laissant voir son sein droit, et portant à l’épaule gauche un drapeau tricolore orné d’une devise alternative : « Liberté Égalité Humanité ».

Ayant constaté que sa fresque avait été reproduite, sans autorisation ni crédit, dans trois vidéos de campagnes de M. Mélenchon et la France Insoumise (« LFI »), pour des échéances électorales de 2017 et 2020, Combo mit en demeure le parti et son dirigeant de cesser et d’indemniser à hauteur de 100.000 € la contrefaçon de ses droits d’auteur. Ces derniers ont refusé de faire droit à ses demandes, Combo les a donc assignés.

L’ARRÊT.

La Cour commence tout d’abord par rejeter la demande de mise hors de cause de M. Mélenchon. Celui-ci arguait qu’il n’était, ni personnellement ni directement, à l’origine de la publication des vidéos litigieuses, à l’inverse de son responsable de la communication numérique. La Cour balaye l’argument, affirmant que M. Mélenchon doit être regardé comme responsable de ses publications, ledit community manager ayant agi dans le cadre de sa mission.

Elle embraye rapidement sur le cœur du sujet : l’atteinte au droit d’auteur de Combo et l’applicabilité des « exceptions » à celui-ci (d’interprétation stricte, faut-il le rappeler).

LFI et M. Mélenchon se défendait en soulevant les exceptions dites :

  • « de liberté de panorama » (qui autorise les personnes physiques à représenter des œuvres architecturales et sculpturale placées en permanence sur la voie publique, à l’exception toutefois de tout usage commercial,) et

  • de « courte citation » (qui autorise, sous réserve de nommer l’auteur et l’oeuvre, la brève reproduction d’une œuvre à des fins notamment critiques, pédagogiques ou scientifiques).

Curieusement, LFI et M. Mélenchon ne contestaient en appel ni l’originalité de l’œuvre en question (condition pourtant sine qua non du droit d’auteur), ni sa titularité. S’agissant de moyens de défense très classiques, on peut s’étonner d’une telle absence.

Sur l’applicabilité des exceptions soulevées, la Cour rétorque :

  • s’agissant de l’exception de liberté de panorama :

    • qu’une telle œuvre de street art ne s’apparente pas à une œuvre « architecturale ou sculpturale », et qu’elle ne peut être considérée comme étant placée « en permanence sur la voie publique » (en raison notamment de la nature même des matériaux employés pour sa création : du papier collé, permettant une altération à la fois volontaire (effacement par l’auteur) ou non (dégradations, intempéries).

      La Cour indique donc que, pour apprécier l’applicabilité de la liberté de panorama, l’œuvre de street art ne doit pas être confondue avec son support.

      C’est un point intéressant, qui permet de tirer la conclusion suivante : un graffiti sur une rame de métro ne serait, par exemple, pas non plus couvert par la liberté de panorama.

    • à l’appui d’une analyse poussée des vidéos incriminées, que l’œuvre n’y était aucunement représentée de manière « accessoire ou fortuite », ni comme « élément de décor » au sujet traité dans ces vidéos, mais au contraire intégrée dans une « recherche esthétique » en faisant un « élément important du clip »,

    • que LFI, personne morale et non physique, ne pouvait bénéficier de l’exception.

  • S’agissant de l’exception de courte citation :

    • qu’à aucun moment, dans les vidéos, n’est cité ni l’auteur (Combo) ni la source de l’œuvre, ce qui de fait rend l’exception inapplicable.

      Ce point soulevait selon nous un débat écarté trop rapidement par la Cour : LFI et M. Mélenchon indiquaient qu’ils  ne pouvaient pas savoir que Combo en était l’auteur car, au moment de la captation des images, la fresque était signée « STYX ». La Cour, reprenant l’argument de Combo, leur reproche toutefois de ne pas avoir fait l’effort de recherche que dictait la diffusion envisagée (un clip de campagne d’envergure nationale) : elle estime, pour résumer, qu’il suffisait de faire un tour sur internet et Instagram, afin d’identifier le véritable auteur.

      Ce raisonnement amuserait sans doute Banksy, street artist autrement plus célèbre, dont l’identité n’a à ce jour jamais été officiellement révélée…On peut toutefois penser que les défendeurs pensaient, en réalité, ne devoir s’acquitter d’aucune autorisation ni licence, s’agissant une œuvre de street art, donc, pensaient-ils sans doute, libre de droit.

      Bonne ou mauvaise foi de leur part, la Cour les tacle sèchement : si l’art de rue est de l’art, alors il faut rendre aux artistes ce qui leur appartient.

    • que l’utilisation de plans serrés sur le visage de la Marianne asiatique (à l’exclusion donc du drapeau portant la devise alternative), ne permettait pas de valider l’utilisation de l’œuvre dans un cadre « critique, polémique, pédagogique, ou informatif », mais qu’il s’agissait plutôt d’un emprunt à visée purement visuelle ou esthétique, servant à « illustrer » le discours politique sous-jacent.

L’atteinte aux droits patrimoniaux étant caractérisée, la Cour évoque ensuite l’atteinte au droit moral de l’auteur.

  • Puisque son nom n’apparaît nulle part dans les vidéos, l’atteinte au droit de paternité de Combo est retenue. Peu importe, dit la Cour, que LFI et M. Mélenchon soient étrangers au fait que la signature originale de Combo ait été effacée et remplacée par « STYX » (tel était le cas au moment de la captation). Il leur revenait de faire l’effort d’identifier, et donc créditer, l’auteur original. Effort qui n’en était pas réellement un, selon la Cour, car Combo était aisément identifiable « en procédant à des recherches simples ».

    Quoique logique et cohérent au regard de ce qui précède, la conclusion nous semble un peu sévère.

    Le street art repose en effet, le plus souvent, sur une transformation anonyme (car illégale) de l’espace public en une galerie d’art géante. Aussi, qu’un street-artist revendique en justice le droit à la paternité d’une œuvre, et exige réparation pour sa reproduction non autorisée, paraît donc -- de prime abord -- aller contre la philosophie de l’art de rue.

  • L’atteinte à l’intégrité physique de l’œuvre est également retenue en raison de l’ajout, dans la vidéo, en post-production, du logo de LFI, de messages sonores et sous-titres, et d’un montage montrant, en filigrane, « l’ajout de branchages et d’un envol d’oiseaux ». Si l’on accepte que l’œuvre est protégeable par le droit d’auteur, ce point ne souffre aucune contestation.

  • Bien plus intéressant, la Cour suit Combo dans sa quête d’une réparation de « l’atteinte à l’intégrité spirituelle de l’œuvre ».

    Combo présente en effet sa création comme « un appel apolitique à la justice et l’humanité et non à la révolution ». Combo conteste donc la récupération de son œuvre par un parti qu’il juge « radical et provocateur », et donc étranger à ses propres valeurs. Il ajoute que cette récupération politique de son œuvre lui a valu le rejet de son travail par des exposants, un « questionnement dans le milieu de l’art », et un abandon immédiat de son travail par sa clientèle usuelle, composée majoritairement d’adversaires politiques de M. Mélenchon...

    Appelant le droit moral à la rescousse de Combo, la Cour valide cet argument, soulignant que cette récupération était une « atteinte grave » de nature à « faire croire que l’auteur apportait son appui ou son concours à LFI et/ou M. Mélenchon ». Ce point est, selon nous, inédit : jamais la jurisprudence n’avait jusqu’à alors reconnu d’atteinte à « l’intégrité spirituelle » d’une œuvre.

    En ajoutant ainsi au droit moral une dimension que la loi ne prévoit pas expressément, la Cour ouvre le chemin à un contentieux d’un genre nouveau…mais aussi une censure par la Cour de cassation.  

Vainqueur sur les principes, Combo voit toutefois ses demandes indemnitaires largement scalpées par la Cour. Ainsi en va-t-il souvent avec le contentieux de droit d’auteur !

Alors qu’il exigeait au total 900.000 € de réparation, la Cour, à l’appui d’une analyse fine des vidéos et de leur audience (durée de visibilité de la fresque, nombre de vues/partages/commentaires de chaque vidéo) lui accorde :

  • 10.000 € pour l’atteinte à ses droits patrimoniaux, payables pour moitié par M. Mélenchon, et pour moitié par LFI,

  • 15.000 € pour l’atteinte à son droit moral, payables solidairement par les perdants (la Cour souligne pourtant « qu’aucune atteinte à la réputation de [Combo] ou dépréciation de la valeur de son œuvre ne se trouve établie »…cela semble assez contradictoire avec le montant accordé !), et

  • 15.000 € pour les frais d’avocat, payables solidairement par les perdants.

En revanche la Cour, jugeant que le préjudice de Combo est “suffisamment réparé par les dommages et intérêts alloués”, ne fait pas droit à ses demandes complémentaires visant, classiquement, à obtenir le retrait des vidéos et l’interdiction de les publier à nouveau. C’est un peu curieux puisque la Cour, avec cet arrêt, consacre un droit de propriété intellectuelle très puissant au bénéfice de l’auteur. En toute rigueur, le retrait et l’interdiction auraient donc dû être ordonnés, ou a minima le retrait des vidéos des passages représentant la Marianne asiatique de Combo. Puisqu’ils ne l’ont pas été, les vidéos demeurent disponibles dans leur version d’origine (ici :  https://www.youtube.com/watch’v=JeXZwEIxMus et là :  https://www.youtube.com/watch’v=yKeR5lj1kj4).

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Si la décision peut sembler stricte sur les principes, voire sévère à certains égards (s’agissant d’une œuvre de street art, un courant teinté d’une philosophie subversive et libertaire, marqué par la nature anonyme et éphémère d’œuvres dont la réalisation est elle-même illégale, mettant ainsi en cause leur pérennité), on ne peut que se réjouir que la Cour protège encore les droits des auteurs, a fortiori contre une récupération illégitime et politisée de leur travail.

Reste que cet arrêt pose des questions brûlantes, au premier rang desquelles : quid si l’immeuble auquel a été intégrée sans autorisation une œuvre de street art est détruit par son propriétaire ? Ce qui vaut pour le collage d’un street artist plutôt reconnu vaudra-t-il également pour un graffiti plus modeste, ou une œuvre plastique fixée à la voie publique ? L’atteinte à “l’intégrité spirituelle” d’une oeuvre deviendra-t-elle une demande régulièrement indemnisée par la jurisprudence ?  

Le « droit du street art » a encore bien des pierres à poser pour paver son chemin… 

Mais une chose est sûre : “Gloire à l’art de rue, jusqu’au bout art de rue !” *


* : ceci est une courte citation de la célèbre chanson “Art de Rue” du groupe de rap marseillais Fonky Family (disponible ici https://youtu.be/NKgSBH3yu1g).

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