Glorification du parieur : l'Autorité Nationale des Jeux siffle la fin de la partie
Article paru dans la revue Légipresse N°403, 3 juin 2022 : Glorification du parieur : l'Autorité nationale des jeux siffle la fin de la partie - Publicité (legipresse.com)
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Par une décision du 17 mars 2022, l’Autorité Nationale des Jeux (ANJ) a prescrit à Winamax, l’un des 15 opérateurs agréés de paris sportifs en France, le retrait, dans le délai d’un mois, de sa campagne de publicité intitulée « Tout pour la daronne »[2]. Cette décision – la première du genre – s’inscrit dans le droit fil de la publication par l’ANJ, un mois auparavant, de ses « lignes directrices et recommandations en matière de publicité pour les jeux d’argent et de hasard »[3].
I. L’encadrement des jeux et paris sportifs : une montée en puissance depuis 2010
Depuis une dizaine d’années, le secteur des jeux d’argent et paris sportifs est en constante évolution.
C’est d’abord la loi du 12 mai 2010, relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne, qui a comme son nom l’indique permis l’arrivée de nouveaux acteurs privés (revenant ainsi en partie sur certains monopoles étatiques historiques : Française des Jeux, Pari Mutuel Urbain).
Qui dit ouverture à la concurrence ne dit pas nécessairement dérégulation, au contraire. Cette ouverture est donc allée de pair avec la création de l’Autorité de Régulation des Jeux en Ligne (« ARJEL »), chargée de réguler et contrôler l'offre de jeux sur Internet[4].
Puis c’est la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite « PACTE »[5], qui a poussé un cran plus loin la mise en concurrence des opérateurs, en privatisant de la Française Des Jeux (qui avait succédé en 1976 à la Loterie Nationale Française, créée en 1933 dans le but – le rappeler paraît utile ! – de venir en aide aux invalides de guerre, anciens combattants et victimes de calamités agricoles).
Quelques mois après, c’est l’ordonnance du 2 octobre 2019 qui réformait à nouveau la régulation des jeux d’argent et de hasard[6] et créait l’ANJ, en remplacement de l’ARJEL.
L’ANJ s’est alors vue dotée de pouvoirs nouveaux, s’articulant autour de quatre objectifs : prévenir le jeu excessif et assurer la protection des mineurs, assurer l'intégrité des opérations de jeu, veiller à l'équilibre entre les différentes filières de jeu, et prévenir les activités frauduleuses.
Surtout, l’ANJ s’est vue attribuer le pouvoir de « prescrire à un opérateur, par une décision motivée, le retrait de toute communication commerciale incitant, directement ou indirectement au jeu des mineurs ou des personnes interdites de jeu ou comportant une incitation excessive à la pratique du jeu ».
Présidée depuis 2020 par Isabelle Falque-Pierrotin, auparavant présidente de la CNIL, l’ANJ avait donc l’occasion, face à l’inflation des publicités pour les paris en ligne, de marquer les esprits.
II. Les publicités pour les paris sportifs : inflation
L’article L. 320-2 du code de la sécurité intérieure (CSI) dispose que : « Les jeux d'argent et de hasard […] ne sont ni un commerce ordinaire, ni un service ordinaire ; ils font l'objet d'un encadrement strict aux fins de prévenir les risques d'atteinte à l'ordre public et à l'ordre social, notamment en matière de protection de la santé et des mineurs ».
À ce titre, l’article D.320-9 2° du CSI précise que « toute communication commerciale en faveur d’un opérateur de jeux d’argent et de hasard est interdite lorsqu’elle suggère que jouer contribue à la réussite sociale ».
Interprétant ces dispositions, l’ANJ considère, dans les lignes directrices précitées, que « la réussite sociale est une notion large […] recouvrant la réussite financière, le succès sentimental ou sexuel, la gloire, le pouvoir, le respect, l’admiration des tiers ou un signe de maturité ».
Elle ajoute que « la représentation de signes extérieurs de richesse ou de produits de luxe, tels que des voitures de sport ou villas de rêve, doit ainsi être exclue des communications commerciales pour les jeux d’argent » et encore que « les communications commerciales ne doivent pas associer la pratique du jeu d’argent et de hasard avec la possibilité de changer de statut social, de vivre des expériences hors du commun ou d’accéder à des services habituellement considérés comme réservés à des personnes très fortunées, par exemple un voyage en jet privé ou une croisière en yacht de luxe ».
S’agissant des publicités « hyperboliques », elles « sont autorisées sous réserve qu’elles n’aient pas pour effet, par le recours à l’emphase, à la parodie ou à une mise en scène manifestement exagérée, de contourner ou de porter atteinte aux dispositions » précitées.
C’est à ce cadre juridique que l’ANJ entendait confronter la publicité de Winamax.
III. L’ascension sociale via le pari sportif : l’ANJ dit non
Lancée à l’occasion de l’EURO 2021 de football, la campagne publicitaire « Tout pour la daronne » est composée de plusieurs vidéos[7], dans divers formats, de 30 secondes à 2 minutes, mettant en scène, comme le résume l’ANJ « un jeune homme issu d’un milieu social modeste qui, après avoir remporté un pari sportif en ligne sur l’application […] WINAMAX, accompagne sa mère, elle aussi d’apparence modeste, jusqu’à un ascenseur. Celui-ci s’élève et passe par un étage où se trouve une femme dont la tenue vestimentaire et les manières sont généralement perçues comme celles d’une personne qui dispose d’un train de vie élevé. L’ascenseur poursuit sa montée et traverse rapidement un appartement luxueux avant de porter son occupante jusqu’au ciel dans un avion, où elle se trouve assise en classe dite « Affaires » et où elle est saluée par un ambassadeur renommé de la société WINAMAX »
Alors que sa précédente campagne, intitulée « Le Nouveau Roi »[8], avait fini par être retirée, à la suite des critiques sur le message qu’elle laissait – déjà – transpirer, c’est de manière très « graphique » que Winamax avait récidivé, mettant en image sa vision de la métaphore bien connue de « l’ascenseur social ».
Pour sa défense, Winamax arguait notamment que :
- « c’est le fait de pouvoir faire plaisir qui est communiqué, plus que l’idée d’un gain excessif »,
- « qu’aucune satisfaction à s’élever [n’est] mise en scène (la mère est effrayée durant cette montée) »,
- « [qu’] aucune valorisation d’un statut social pour le gagnant » n’est réalisée », et enfin
- « que la campagne avait été plusieurs fois modifiée à la demande de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), qui ne s’est in fine pas opposée à sa diffusion. »
Ces arguments ne convainquent pas l’ANJ qui répond que :
- même si le spot ne fait expressément mention d’aucun montant « la perception d’une somme d’argent importante par le jeune parieur est évidente : c’est elle qui rend possible l’ascension sociale de sa mère ».
- « Il est remarquable, à cet égard, qu’un sondage commandé […] par l’opérateur en octobre 2021 révèle que 58 % des plus jeunes parieurs considèrent que ce spot met en avant l’idée que parier constitue un moyen facile de faire fortune »,
- « WINAMAX […] précise que l’idée d’élévation sociale « n’est jamais rendue explicite », admettant ainsi qu’elle l’est implicitement, ce qui signifie, pour reprendre le terme employé au 2° de l’article D. 320-9 du [CSI], que l’opérateur la « suggère » » ;
- « La circonstance que l’ARPP ne se soit pas opposée à la diffusion de cette communication commerciale doit, en tout état de cause, être regardée comme un argument inopérant ».
Tel un bon tireur de pénalty, l’ANJ prend donc « à contrepied » l’argumentation Winamax.
Elle cite ainsi, contre Winamax, un sondage que cette dernière avait elle-même commandé ; lui rétorque que ce qui n’est pas « explicite » peut être « implicite », et lui rappelle qu’elle n’est pas liée par les opinions de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), laquelle, à la différence de l’ANJ - autorité administrative indépendante - n’est qu’une une association privée d’autorégulation du secteur de la publicité, dont les décisions n’ont pas force obligatoire.
En conclusion, l’ANJ estime que la campagne véhicule le message selon lequel les paris sportifs « peuvent contribuer à la réussite sociale », et que Winamax « en la diffusant, ne satisfait pas à son obligation de concourir à l’objectif […] fixé par la loi de prévenir le jeu excessif ou pathologique ». Elle prescrit donc à Winamax le retrait de sa campagne « de tout support de diffusion, dans un délai d’un mois à compter de la notification de la décision ».
Pour être fair play, soulignons que l’ANJ a en réalité changé son fusil d’épaule. En effet, comme le rappelle le site du quotidien L’Équipe, « l'an dernier, la même publicité avait été autorisée par l'ANJ. « Nous l'avons visionné avant que Winamax le sorte et en dépit de toute l'astuce qui est la leur (la métaphore de l'ascenseur), cette pub n'est pas contraire à la législation, nous expliquait, en juin 2021, Isabelle Falque-Pierrotin, la présidente de l'ANJ. Ce spot a d'ailleurs été approuvé par l'ARPP (Autorité de régulation professionnelle de la publicité) et nous n'avions rien à y redire »[9].
Ce revirement, spectaculaire et très commenté, s’explique sans doute par le contexte politique et les prochaines échéances sportives.
IV. Un paysage publicitaire durablement modifié ?
La décision de l’ANJ s’inscrit manifestement dans une volonté affichée des pouvoirs publics de « post-réguler » un secteur largement libéralisé, il y a plus de 10 ans.
Le 9 avril 2021, était ainsi publié par l’ANJ un arrêté « définissant le cadre de référence pour la prévention du jeu excessif ou pathologique et la protection des mineurs »[10].
L’été dernier, c’est le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), saisi par l’ANJ, qui s’était prononcé[11] sur une publicité télévisée pour des sites de paris en ligne, affirmant que les services proposés augmentaient les chances de gagner (ou aidaient à réduire la part du hasard dans les paris), méconnaissant ainsi les dispositions du Code de la consommation relatives aux pratiques commerciales trompeuses.
Fin 2021, l’ANJ lançait une grande consultation publique sur les publicités pour les jeux d’argent[12], laquelle a d’ailleurs débouché sur les « lignes directrices » précitées et publiée en février dernier.
En début d’année 2022, c’est la secrétaire d’État chargée de la jeunesse et de l’engagement, Sarah El Hairy, se disant « particulièrement mobilisée contre le matraquage publicitaire des plateformes de paris sportifs ciblant les jeunes »[13] qui avait dévoilé à la presse les mesures que le Gouvernement souhaitait faire adopter pour « empêcher les opérateurs de paris sportifs de viser ostensiblement les jeunes »[14].
Deux jours avant la finale de l’EURO 2021, un tweet de cette même Mme El Hairy avait laissé peu de doutes sur son goût des pratiques publicitaires des opérateurs de paris[15] (« J’ai interpelé ce matin l’Autorité Nationale des Jeux face aux méthodes de communication agressives et prédatrices qu’emploient certaines plateformes de paris sportifs. Notre jeunesse n’est pas un fonds de commerce. »).
Autant d’éléments qui laissent à penser que, si c’est la première fois que le collège de l’ANJ exerce son pouvoir de retrait d’une communication commerciale, cela n’est certainement pas la dernière.
En effet, comme l’a annoncé à l’AFP[16] un porte-parole de l’ANJ, celle-ci « procède actuellement à un réexamen de certaines communications commerciales pour évaluer leur conformité » à ses lignes directrices.
Dans l’immédiat, plusieurs questions demeurent.
Quid si Winamax résiste, et maintient la diffusion de sa campagne au-delà du délai imparti d’un mois ?
Le collège de L’ANJ pourrait alors décider de saisir la commission des sanctions de l’autorité, qui pourra prononcer les sanctions suivantes à l’encontre de Winamax, en tant qu’opérateur agréé : avertissement, réduction la durée de son agrément (d’une année au maximum), suspension de ce dernier (pour trois ans au plus), voire retrait définitif ou encore – cas le plus probable – une sanction pécuniaire (qui ne pourra toutefois excéder 5% du chiffre d’affaires de l’opérateur). La commission pourra en outre décider de publier sa décision au Journal officiel.
Par ailleurs, quelle pourrait être la réponse des opérateurs, annonceurs publicitaires, vis-à-vis des agences de publicité qui ont réalisé (voire produit) les campagnes épinglées par l’ANJ ?
Les contrats relatifs à la création d’un campagne publicitaire prévoient le plus souvent des clauses de garantie, si la publicité est jugée « illicite ». L’enjeu financier étant de taille (puisque Winamax ne pourra plus capitaliser sur les retombées média de sa campagne), on peut légitimement s’interroger sur un éventuel recours en garantie contre TBWA, l’agence qui a réalisé la campagne de Winamax.
En tout état de cause, la prochaine Coupe du monde de football, prévue du 21 novembre au 18 décembre 2022 au Qatar, est d’ores et déjà en ligne de mire. Elle sera, à n’en pas douter, l’occasion pour les opérateurs de paris de revoir leur copie, à la lumière de ce qui précède…faute de quoi c’est l’ANJ qui montrera l’étendue de sa détermination sur le sujet.
D’ici là, Winamax reste dans l’œil du cyclone : le très médiatique Kylian Mbappé, attaquant vedette du Paris Saint-Germain et de l’Équipe de France, a ainsi recadré publiquement l’opérateur, dont un tweet indélicat visait non pas la « daronne » du joueur…mais son père[17].
Par Claire Bouchenard et Gaspard Debiesse, avocats, Osborne Clarke France
[1] Les auteurs remercient chaleureusement Louise Bonnel, élève-avocate, pour sa contribution à la rédaction de cet article.
[2] https://anj.fr/lanj-demande-winamax-le-retrait-de-sa-publicite-tout-pour-la-daronne
[3] https://anj.fr/publicite-et-jeux-dargent-lanj-presente-ses-lignes-directrices-et-recommandations
[4] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000022204510/#:~:text=Les%20op%C3%A9rateurs%20de%20jeux%20d,%C3%A0%20destination%20sp%C3%A9cifique%20des%20mineurs.
[5] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038496102/
[6] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000039167499
[7] Par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=fvwapIv1Q-Y
[8] https://www.youtube.com/watch?v=k47PSw4QUeY
[9] https://www.lequipe.fr/Tous-sports/Actualites/Pourquoi-winamax-a-ete-contrat-de-retirer-sa-publicite-avec-la-daronne/1323047
[10] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000043370682 .
[11] https://www.arpp.org/actualite/publicite-des-pronostics-sportifs-decision-du-csa/
[12] https://anj.fr/publicite-et-jeux-dargent-lanj-lance-une-large-consultation-publique
[13] https://www.education.gouv.fr/pour-une-meilleure-regulation-des-contenus-publicitaires-des-operateurs-de-paris-sportifs-324272
[14] https://www.ouest-france.fr/sante/addictions/jeux/info-ouest-france-paris-sportifs-ce-que-prepare-le-gouvernement-pour-proteger-les-jeunes-f33d51d2-7835-11ec-b15e-c80a838fe678
[15] https://twitter.com/sarahelhairy/status/1413477596742905858?s=20&t=dlemb0ndMMCYTbQH-4ctHw
[16] https://www.huffingtonpost.fr/entry/paris-sportifs-winamax-doit-retirer-sa-pub-tout-pour-la-daronne_fr_62342e82e4b046c938d9dd08
[17] https://twitter.com/KMbappe/status/1509612987828473895?s=20&t=5QdAGTdoSx5gm8tNG6Xppg