Céleste Mogador « embroche » L’Oréal !

En litige depuis 2019 avec le groupe L’ORÉAL en raison de l’exploitation non autorisée de ses broches brodées, la créatrice CÉLESTE MOGADOR – assistée de notre excellent confrère Vittorio de Luca (https://www.verso-avocats.com/) – a vu la Cour d’appel de Paris lui donner raison (CA Paris, 27 sept. 2023).

L’arrêt mérite approbation. En rejetant l’argumentation déployée en défense, il est en outre un rappel salutaire de certains aspects importants des contentieux de droits d’auteur :

  • OUI, l’originalité d’une œuvre peut résulter de la combinaison d’éléments banals, empruntés au fonds commun du genre, ou à des techniques de confection connues.

  • NON, un échange de textos ne constitue pas une licence en bonne et due forme. Pour se prémunir de tout risque, il vaudra toujours mieux conclure un contrat écrit…

  • OUI, il peut être opportun de faire appel même si l’on a gagné en première instance. Le Tribunal s’était montré chiche sur l’indemnisation ; la Cour l’a multipliée par 4.

LES FAITS

CÉLESTE MOGADOR est une artiste française, célèbre notamment pour ses broches brodées serties de perles.  En 2016 puis 2017, elle créé :

1.     Une gamme de broches « ŒIL », devenue sa création « signature », déclinée en de multiples tailles et couleurs, dont elle cède les droits à sa société PENN KARN :

2.     Une gamme de broches « AGRUME », dont elle conserve les droits :

En 2017, CÉLESTE MOGADOR est approchée par la société ATELIER COLOGNE (un parfumeur absorbé fin 2019 par L’ORÉAL). Il est alors question d’une « collaboration », au sein d’échanges informels, sans qu’aucun contrat ne soit conclu. CÉLESTE MOGADOR accepte néanmoins de réaliser quelques pièces uniques, afin qu’elles soient intégrées au décor d’un shooting organisé par ATELIER COLOGNE, pour promouvoir un nouveau parfum.

En 2019, CÉLESTE MOGADOR constate que les créations en question sont massivement reprises, sur des supports promotionnels, en magasin et sur les réseaux sociaux d’ATELIER COLOGNE et L’ORÉAL, sans qu’elle ne soit jamais citée. Après saisie-contrefaçon, elle les fait donc assigner devant le Tribunal Judiciaire de Paris.

En 2021, celui-ci reconnaît l’originalité des créations de CÉLESTE MOGADOR, leur contrefaçon par les défenderesses, et les condamne à lui payer, ainsi qu’à sa société, la somme totale de 18.000 € au titre de « l’exploitation au-delà du périmètre consenti » des broches ŒIL et AGRUME. Étrangement le Tribunal écarte les demandes fondées sur le droit moral. Considérant que cette indemnisation était sans commune mesure avec la véritable exploitation de ses créations, la créatrice fait appel du jugement.

Bien lui en a pris !

L’ARRÊT

Avec une mauvaise foi certaine, L’ORÉAL persistait en appel à nier à CÉLESTE MOGADOR et sa société (i) la titularité des droits invoqués et (ii) l’originalité des broches litigieuses.

Sur la titularité

La Cour balaye l’argument, à l’appui notamment de la présomption de titularité des droits d’auteurs (fondée sur l’article L. 113-1 du CPI, selon lequel « la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée », cette présomption prétorienne veut qu’en l’absence de revendication d’une personne physique (qui s’en prétendrait l’auteur), l’exploitation « non équivoque » de l’œuvre par une personne morale, sous son nom, fait présumer – à l’égard des tiers – qu’elle est titulaire des droits invoqués).  

En l’espèce, il ne fait aucun doute pour la Cour que CÉLESTE MOGADOR s’est toujours revendiquée comme étant “l’unique auteur des bijoux litigieux”, divulgués sous ce nom (un nom d’artiste, faut-il le préciser !). En première instance, L’ORÉAL avait - bizarrement - semblé prétendre que le fait que certaines broches aient été fabriquées à l’étranger (en Inde) eut pu contrecarrer la présomption précitée. Il est ardu de comprendre en quoi cet argument aurait pu en être un (a fortiori un argument fort). Toujours est-il que la la Cour, reprenant le Tribunal en ce sens, rappelle que cet élément “n’est pas de nature à remettre en la présomption de titularité en l’absence de revendication autre que la sienne”.

Sur l’originalité

La Cour confirme ensuite que les broches sont bien « originales » et donc éligibles à la protection du droit d’auteur. Ce faisant, elle rappelle, assez classiquement :

  • que l’originalité d’une œuvre « peut résulter du choix des couleurs, des dessins, des formes, des matières ou des ornements mais, également, de la combinaison originale d’éléments connus ». Il est en effet constant qu’une combinaison d’éléments au demeurant banals peut conférer à l’œuvre une « physionomie propre la distinguant de celles appartenant au même genre et traduisant un parti pris esthétique du créateur ».

  • que « la notion d'antériorité est indifférente en droit d'auteur » même si elle tempère ce principe en précisant que « l’originalité doit être appréciée au regard d’œuvres déjà connues afin de déterminer si la création revendiquée s’en dégage d’une manière suffisamment nette et significative ».

Appliquant ces maximes, la Cour estime que si (i) le thème de « l’œil omniscient » et la représentation d’un agrume « en coupe » font partie du « fonds commun » de la création, de même que (ii) la technique associant broderies et perles, et que ces deux éléments sont donc a priori « insusceptibles d’appropriation » en tant que tels, CÉLESTE MOGADOR, en les combinant et en donnant à ses créations des proportions « démesurées », « fantaisistes » et « surréalistes », a réussi « par des choix purement arbitraires » à conférer à ses créations « un parti-pris esthétique révélant [sa] personnalité ».

La Cour conclue donc sur ce point que l’aspect « tout à la fois surréaliste et baroque » des œuvres « incarne au demeurant le style de […] Céleste Mogador et ainsi son originalité ».

Le lien fait entre « style » et « originalité »  étonne un peu, la jurisprudence estimant traditionnellement qu’un « style » (artistique, littéraire, architectural) n’est pas, en soi, protégeable (concrètement, chacune des œuvres qu’on prétend protégée par le droit d’auteur –mélodie, sculpture, tableau, photographie, etc. - doit voir son originalité être individuellement et strictement démontrée, peu important l’existence d’une « patte » commune). Il faut sans doute voir dans ce raccourci la conviction profonde qu’avait la Cour de l’originalité des créations de CÉLESTE MOGADOR.

 Sur la contrefaçon

Une fois reconnues la titularité des droits de propriété intellectuelle et l’originalité des œuvres, il importait de savoir si, et dans quelle mesure, ces droits avaient été violés. La question centrale était donc celle de l’existence et du périmètre de « l’autorisation » prétendument donnée par CÉLESTE MOGADOR aux défenderesses d’utiliser ses créations.

Sans contrat écrit, il s’agissait pour la Cour d’analyser des échanges de textos entre CÉLESTE MOGADOR et les représentantes d’ATELIER COLOGNE, afin d’identifier « la commune intention des parties concernant leur usage et leur exploitation à des fins commerciales ».

Il en ressort que CÉLESTE MOGADOR ne pouvait ignorer que ses broches étaient destinées à être intégrées sur des visuels dans le cadre d’un shooting organisé par ATELIER COLOGNE destiné au lancement d’un nouveau parfum. Elle ne pouvait donc soutenir n’avoir donné son accord « que pour la prise de photographies, à l’exclusion de toutes exploitation de celles-ci ».

 La Cour, se substituant aux parties, déduit alors de leurs échanges l’existence d’une forme de licence, dont le périmètre était :

  • Quoi ? : « un usage des broches »

  • Pour quel contexte ? : « la réalisation de visuels destinés au lancement d’un parfum »

  • Sur quels supports ? : « des cartes postales et un Duratrans » (c’est à dire un “film translucide rétro-éclairé”)

  • Sur quel territoire ? : « [un accord] de portée mondiale, au vu du lancement du produit dans l’ensemble des boutiques de l’enseigne présentes sur plusieurs continents » 

  • Pour quelle durée ? : « un temps limité à la campagne de lancement ».

L’autorisation ainsi donnée « devait être limitée aux modes d’exploitation évoqués et prévus » dit la Cour, qui ajoute - en guise de leçon - que « en tant que professionnelles du secteur » il appartenait à ATELIER COLOGNE et L’ORÉAL de « fixer par écrit les conditions ainsi négociées ».

Or les défenderesses ont, dans les faits, allégrement dépassé le périmètre convenu (utilisation des broches pour des visuels de décorations des vitrines, des étuis de parfums, des vidéos promotionnelles, des campagnes massives sur les réseaux sociaux, le lancement d’autres produits…). En outre, alors qu’elles s’étaient engagées à le faire, la Cour souligne que « à aucun moment, le nom de «Céleste Mogador» n’a été cité […] dans le cadre du lancement de ces produits et de l’exploitation des visuels servant de support, portant ainsi atteinte au droit moral de l’artiste ». Logique, implacable.

Sur l’indemnisation

Considérant que l’usage des visuels ne s’est pas limité aux supports initialement prévus et « a perduré dans le temps, au-delà du simple usage « éphémère» revendiqué, et a fait l’objet d’une exploitation soutenue à l’international sur un ensemble de supports accessibles depuis la France, générant indubitablement une banalisation de ces créations, s’agissant d’un usage purement publicitaire », la Cour accorde :

  •  à la société PENN KARN : 40.000 € pour la violation de ses droits patrimoniaux sur la broche « ŒIL » (contre 10.000 € en première instance)

  •  à CÉLESTE MOGADOR : 20.000 € pour la violation de ses droits patrimoniaux sur la broche « AGRUME » (contre 8.000 € en première instance)

Surtout, la Cour répare “l’oubli" du Tribunal, en accordant à CÉLESTE MOGADOR, pour l’atteinte à son droit moral (précisément son droit à la « maternité » des œuvres, celle-ci n’ayant jamais été citée comme l’autrice des broches), 20.000 €. Fort logiquement, la Cour y ajoute l’interdiction sous astreinte de toute diffusion des visuels litigieux pour l’avenir, et le rappel et la destruction de ceux déjà diffusés, ainsi que 12.000 € au titre des frais de justice (contre 6.000 € en première instance, tout le mérite en revenant à notre brillant confrère !). 

Au plan financier, c’est ainsi qu’un litige à 24.000 € en première instance se transforme, en appel, en une lourde condamnation à payer près de 100.000 €…

On ne peut en tout cas que se réjouir que la Cour veille à protéger, contre les poids lourds du luxe, les droits d’artistes au style si original.

L’OREAL, de son côté, retiendra sûrement la leçon : une broche, ça pique !

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