Crime, châtiment…et droit de les faire oublier

Cour d'appel de Paris, 29 mars 2024, n° 23/15232

La justice est, en France, rendue publiquement.

Les débats judiciaires sont publics (quiconque peut pénétrer dans une salle d’audience pour y assister, sauf exception motivée par l’ordre public, la sécurité nationale, la protection des mineurs, etc.) et les décisions de justice prononcées à leur issue le sont également, en théorie du moins.

Compte tenu de la facilité toujours grandissante avec laquelle on peut les consulter (conséquence de leur mise en ligne désormais ultra rapide sur des bases de données, privées ou publiques) et en vertu des réglementations visant à assurer la protection des “données personnelles”, il est néanmoins de principe d’anonymiser toute décision de justice mise à la disposition du public.

L’article L111-13 al. 1 et 2 du Code de l’Organisation Judiciaire dispose en effet :

Sous réserve des dispositions particulières qui régissent l'accès aux décisions de justice et leur publicité, les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique.

Les nom et prénoms des personnes physiques mentionnées dans la décision, lorsqu’elles sont parties ou tiers, sont occultés préalablement à la mise à la disposition du public. Lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, est également occulté tout élément permettant d’identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe […]”

L’anonymisation a pour double objectif de garantir le respect de la vie privée des personnes concernées par la décision (qu’elles soient victimes, témoins, auteurs, complices…ou membres de leurs familles respectives), tout en permettant, en vertu du principe selon lequel nul n’est censé ignorer la loi, l’accès du public aux informations qui y sont contenues.

Il n’est donc pas question de pouvoir, en recoupant des informations qui seraient disponibles, recréer le “casier judiciaire bis” de son voisin, son employé ou son plan-cœur.

Cette précaution administrative ne suffit toutefois pas à soustraire totalement du débat public l’identité d’une partie. Surtout lorsque l’affaire a fait l’objet d’une certaine médiatisation…ce qui est systématiquement le cas des procès d’assises (où sont jugés les affaires criminelles, c’est à dire les infractions les plus graves et lourdement sanctionnées).

Un deuxième levier de protection de la vie privée peut alors permettre aux personnes impliquées dans une telle affaire d’en effacer les traces sur internet.

Consacré pour la première fois en mai 2014 avec l’arrêt Costeja de la Cour de justice de l'Union européenne (“CJUE”), le célèbre “droit à l’oubli” permet aux utilisateurs de demander aux moteurs de recherche la suppression de résultats des requêtes portant sur leur identité. L'UE a ensuite codifié et élargi, à l’article 17 du Règlement général sur la protection des données (“RGPD”) de 2016, le désormais nommé “droit à l’effacement” des données personnelles.

En bref, lorsqu’ils sont saisis d’une requête en effacement de données personnelles, les “responsables de traitement” de ces données (c’est à dire notamment les plateformes digitales, sites ou moteurs de recherche) doivent déterminer, au cas par cas, la légitimité de cette requête. Pour ce faire ils doivent s’assurer que l’un des motifs expressément prévus par l’article 17 se trouve applicable : les données dont l’effacement est demandé ne sont plus nécessaires aux finalités énoncées, la personne concernée retire son consentement à leur traitement, le traitement était illicite, la personne s’oppose à leur traitement qui n’a pas de motif légitime, etc.

Le droit à l’effacement” n’est donc pas absolu. Il peut en outre se heurter, précise l’article 17 du RGPD, à “l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information”.

Les articles de presse doivent dès lors s’analyser comme des contenus particuliers, au regard du RGPD : puisqu’ils s’inscrivent dans une logique d’expression et d’information du public, l’effacement de données personnelles qui y figureraient n’est pas automatique ; tout dépend du degré d’intérêt du public à en connaître.

Tel était l’enjeu de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 29 mars 2024.

  • FAITS

Le 19 février 2016, M. Olivier B. est condamné par la Cour d'assises des Yvelines à une peine de huit ans de prison, pour des faits d'enlèvement et de séquestration d’une femme de 73 ans commis en 2013. L’année même de cette condamnation définitive, ayant déjà passé un peu plus de trois ans en détention, il bénéficie d'une mesure de “libération conditionnelle”.

Début 2022, désormais à la tête d’une florissante société informatique, il procède à une recherche de ses nom et prénom sur Google. Il découvre alors parmi les résultats un article du journal Le Parisien intitulé « Jusqu'à huit ans de prison pour les ravisseurs de la retraitée », mis en ligne le jour même de sa condamnation et dévoilant l’identité et des photographies de tous les auteurs et complices, les faits qui leur étaient reprochés et les peines prononcées à leur encontre. Parmi les résultats Google figurait également un autre lien, renvoyant vers le site Internet www.fdebranche.com, qui republiait, sous la forme d’un billet de blog, l’article précité du Parisien.

Précisons que :

  • le site www.fdebranche.com, qui ne semble plus alimenté depuis 2017, se présentait comme un site d’actualités prenant — jusque dans son nom —, le contrepied du célèbre site identitaire www.fdesouche.com (contraction de l’expression “français de souche”). Ses auteurs s’attachaient ainsi à informer le public sur la mouvance d’extrême droite et les affaires pénales concernant ses sympathisants.

  • M. Olivier B., présenté comme le “cerveau” du projet criminel, était défendu par Éric Dupond-Moretti, actuel Ministre de la justice. Parmi les membres de l’équipée, il est celui qui a écopé de la peine la plus lourde.

Légitimement soucieux de la déflagration réputationnelle que pouvait avoir la révélation de tels antécédents judiciaires, M. B. met donc en demeure la société éditrice du journal Le Parisien, le 8 février 2022, d'anonymiser et/ou de procéder à la désindexation des articles litigieux sur son site. L’article fut anonymisé dans les huit jours (voir Jouars-Pontchartrain : jusqu’à huit ans de prison pour les ravisseurs de la retraitée - Le Parisien ; on notera au passage que les quatre complices d’Olivier B. demeurent, eux, parfaitement identifiés dans l’article…peut-être serait-il opportun pour eux de suivre, à nouveau, l’exemple de celui qui les avait convaincus de s’embarquer dans ce sombre projet !).

Le même jour, M. B. met également en demeure Google de déréférencer les liens vers redirigeant vers l'article et le site www.fdebranche.com.

N’obtenant pas gain de cause, M. B. assigne alors devant le président du Tribunal judiciaire (“TJ”) de Paris, le 6 janvier 2023, la société irlandaise Aut O'mattic A8C Ireland Ltd., gérant le service de blogs WordPress, et qui selon M. B. hébergeait le contenu du site www.fdebranche.com.

M. B. souhaitait qu’il lui soit ordonné de supprimer la page litigieuse du site www.fdebranche.com, en vertu de l’article 6, I-8 de la Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (“LCEN”). Cet article de la LCEN — dont la rédaction large ouvre bien des possibilités — autorise le Président du TJ à “prescrire à toute personne susceptible d'y contribuer toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne.”

Précisons que M. B. a assigné cette société irlandaise car, dit-il, il ne pouvait exercer ses droits directement contre l'éditeur du site (c’est à dire son rédacteur, traditionnellement en première ligne dans de tels cas), car celui-ci n’était pas identifiable et que le site était en jachère depuis 2017. Du reste, si le journal Le Parisien avait accédé à sa demande d’anonymiser son article, celui-ci demeurait en ligne dans une version non anonymisée sur le site www.fdebranche.com. Pour M. B., l'intervention de l'hébergeur était donc indispensable pour procéder à la suppression de la page “sauf à ce que l'article litigieux reste indéfiniment accessible au public en ligne”.

Le 11 avril 2023, le Président du TJ de Paris déboute intégralement M. B., se contentant de retenir que la preuve n’était pas apportée de ce que la société irlandaise était en effet l’hébergeur du contenu litigieux (tout débat de fond sur la licéité de l’article ou la légitimité de M. B. à en demander la suppression passait alors à la trappe).

M. Olivier B. a, assez logiquement, interjeté appel de cette décision de première instance.

  • RÉPONSE DE LA COUR

La Cour commence par affirmer qu’Aut O'mattic A8C était bel et bien l’hébergeur du site www.fdebranche.com, ainsi que le co-responsable de traitement des données personnelles pouvant s’y trouver.

Elle embraye alors logiquement sur le fond, c’est à dire l’applicabilité de l’article 6, I-8 de LCEN, précité au regard des faits en cause.

M. Olivier B. prétendait qu’il subissait un “dommage” en raison du contenu litigieux car “il n'est pas justifié que son passé judiciaire continue à être exposé, alors que les faits ont été commis il y a près de dix ans et ne s'inscrivent dans aucun débat d'intérêt général, qu'il est un individu sans notoriété qui n'a pas connu d'ennuis judiciaires après sa condamnation et sa sortie de prison”. Il exposait également, preuves à l’appui, que “certains prospects ou clients de sa société n'hésitent pas à instrumentaliser son passé pénal pour rompre leurs négociations ou leurs relations d'affaires”.

La Cour rappelle alors les dispositions applicables :

·       l’article 17 du RGPD précité, sur le droit à l’effacement

·       l'article 46 de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 dite “Informatique et Libertés”, qui précise qui peut limitativement traiter les données à caractère personnel relatives aux condamnations pénales (juridictions, autorités publiques, auxiliaires de justice, etc.),

·       l’article 10 du RGPD, qui précise encore que le traitement de ces données relatives aux condamnations pénales ne peut être effectué que “sous le contrôle de l'autorité publique, ou si le traitement est autorisé par le droit de l'Union ou par le droit d'un État membre qui prévoit des garanties appropriées pour les droits et libertés des personnes concernées”, et conclut que “tout registre complet des condamnations pénales ne peut être tenu que sous le contrôle de l'autorité publique

·       les articles 774 et suivants du Code de procédure pénale, traitant de la délivrance limitative des bulletins n°1, 2 et 3 du casier judiciaire d’un justiciable.

Pour la Cour, il résulte de la combinaison de ces dispositions que “lorsque des liens mènent vers des pages web contenant des données à caractère personnel relatives à des procédures pénales, l'ingérence dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel de la personne concernée est susceptible d'être particulièrement grave en raison de la sensibilité de ces données”.

Aussi, selon la Cour, “la demande d'effacement de ces données sensibles doit en conséquence être accueillie par le responsable du traitement” ce principe ne connaissant d’exception que “s'il apparaît, compte tenu du droit à la liberté d'information, que l'accès à une telle information à partir d'une recherche portant sur le nom de la personne concernée est strictement nécessaire à l'information du public”.

Tel n’est pas le cas en l’espèce, pour la Cour, qui estime que “l'article litigieux donne au public un accès direct et permanent à la condamnation dont il a fait l'objet, alors même qu'en application des dispositions précitées du code de procédure pénale, l'accès aux données relatives aux condamnations pénales d'un individu n'est possible que dans des conditions restrictives et pour des catégories limitées de personnes”.

Au terme d’un classique jeu d’équilibre entre respect de la vie privée (et professionnelle) et droit à l’information, elle fait donc pencher la balance vers le premier, concluant qu’ “au regard des répercussions qu'ont les informations litigieuses sur la réputation de la société de M. B. ainsi que sur la vie privée et professionnelle de celui-ci, de l'ancienneté des faits et de la condamnation pénale, et enfin de l'absence de notoriété de M. B, le maintien des informations en ligne, à la disposition permanente du public, n'est pas strictement nécessaire à l'information du public, de sorte que leur suppression s'impose.

La Cour ordonne donc logiquement à Aut O'mattic de supprimer la page du site www.fdebranche.com contenant l'article litigieux, dans un délai de 8 jours à compter de la signification de l’arrêt (chose faite, le lien visé étant désormais inaccessible).

  • COMMENTAIRE

Avoir fait prévaloir le droit à la vie privée d’un condamné réinséré, dont le passé pénal ancien était expressément instrumentalisé par ses partenaires commerciaux, nous semble juste et proportionné. Même si les faits qui ont valu sa condamnation à M. B. étaient d’une particulière gravité, il a, comme il l’a expressément exposé devant la Cour, “payé sa dette à la société”.

Cette décision est de surcroît parfaitement en ligne avec la jurisprudence récente

·       du Conseil d’État, qui a rappelé dans un arrêt du 20 avril 2023 la “grille d’analyse” que la CNIL doit suivre lorsqu’elle est saisie par un particulier d’une demande de mise en demeure d’effacer des données personnelles relatives à une condamnation pénale.

Pour le Conseil d’État, il incombe en effet à la CNIL en pareil cas de tenir compte d’une part, « de la nature des données en cause, de leur contenu, de leur caractère plus ou moins objectif, de leur exactitude, de leur source, des conditions et de la date de leur mise en ligne et des répercussions que leur référencement est susceptible d’avoir pour la personne concernée» et d’autre part, « de la notoriété de cette personne, de son rôle dans la vie publique et de sa fonction dans la société. Il lui incombe également de prendre en compte la possibilité d’accéder aux mêmes informations à partir d’une recherche portant sur des mots-clés ne mentionnant pas le nom de la personne concernée. »

·       de la Cour européenne des Droits de l’Homme, qui a récemment confirmé, dans un arrêt de Grande Chambre du 4 juillet 2023 la position des juridictions belges qui avaient jugé que « l’archivage électronique d’un article relatif (…) ne doit pas créer (…) une sorte de « casier judiciaire virtuel » » (Hurbain c. Belgique, n° 57292/16) .

On s’étonnera toutefois du raisonnement fait par la Cour sur un point : selon elle, les données de condamnations pénales revêtent une certaine “sensibilité” qui légitime au cas présent leur suppression. Ce raccourci étonne dans la mesure où le terme “données sensibles” recoupe traditionnellement une catégorie strictement définie (données relatives à l’origine raciale ou ethnique, aux opinions politiques, convictions religieuses ou philosophiques ou l'appartenance syndicale, aux données génétiques ou biométriques, aux données de santé, relatives à la vie ou l’orientation sexuelle), bénéficiant d’un régime propre et très strict (il est interdit de les traiter, sauf exceptions). Le site de la CNIL précise d’ailleurs s’agissant des données relatives aux infractions et condamnations : “Ces informations ne sont pas considérées comme des données sensibles, mais sont très strictement encadrées par la loi.”

Il nous semble aussi que le débat juridique a été quelque peu tronqué par la situation procédurale. En effet, le journal Le Parisien a immédiatement fait droit à la demande de M. B., l’éditeur n’a pas été assigné (car introuvable), et l’hébergeur irlandais n’a pas jugé opportun de se défendre en appel. La Cour, qui a donc rendu son arrêt sur la base des seuls arguments d’Olivier B. et du jugement de 1ère instance, n’a donc pas pu procéder à une véritable mise en balance des intérêts en cause. La présence dans la cause de Google - connue pour systématiquement se défendre et mettre en avant le droit à l’information en pareil cas - aurait peut-être modifié l’issue de ce dossier...Issue qui semble définitive puisqu’il est très peu probable que la Cour de cassation soit saisie.

En tout état de cause, M. Olivier B. a fait preuve d’une double habileté procédurale :

·       d’une part, il a agi sur le fondement de l’article 6, I-8, de la LCEN, ce qui le dispensait de passer par le truchement de la CNIL et sa procédure de “mise en demeure”, qui peut être longue et sans garantie de succès. Agir sur le fondement de la LCEN lui permettait ainsi de se retrouver directement devant le juge judiciaire - traditionnellement vu comme le “gardien des libertés individuelles” - et non le juge administratif, qui plus est dans le cadre d’une procédure dite “accélérée au fond”,

·       d’autre part M. Olivier B. n’a visé, dans son assignation, que l’hébergeur du site litigieux. Même si cela résultait ici davantage d’un choix par défaut (l’éditeur étant introuvable et Google ayant refusé de répondre), viser l’hébergeur d’un contenu en ligne s’avère souvent une stratégie efficace, dans des types variés de contentieux internet (droit à l’oubli donc, mais aussi diffamations ou injures en ligne, phishing, contentieux de noms de domaine, diffusion de contenus contrefaisant des droits de marques ou des droits d’auteurs, etc.).

En effet, bien qu’ils ne soient vus que comme des “intermédiaires techniques” dont le rôle se limite à stocker les contenus en ligne, il est indéniable qu’aucune information ne peut exister sur internet si un hébergeur en décide autrement. Or les hébergeurs, qui sont bien souvent des sociétés basées à l’étranger, tendent soit à ne pas répondre aux mises en demeures qui leur sont adressées (et donc se laisser assigner, éventuellement en compagnie de l’éditeur laissé en première ligne, puis ne pas nécessairement se défendre comme au cas présent) soit à ne prendre aucun risque en pareil cas (et donc à supprimer promptement les contenus argués d’illicéités, afin d’éviter toute responsabilité civile ou pénale). Obtenir gain de cause contre un hébergeur, sans être tributaire du bon vouloir de l’éditeur de retirer le contenu ou celui de Google de le désindexer, permet donc de raser intégralement l’information litigieuse d’Internet.  

Alors que la présomption d’innocence est régulièrement battue en brèche et que les réseaux sociaux se transforment trop souvent en tribunaux populaires, il est en tout cas de bon ton que, parfois, en France, la justice estime que le passé…doit passer.

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