La Juridiction Unifiée du Brevet : le coup de grâce ?

Article paru sur le site du cabinet Osborne Clarke : La Juridiction Unifiée du Brevet: le coup de grâce ? - Osborne Clarke | Osborne Clarke

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Verra-t-on, un jour, la Juridiction Unifiée du Brevet (« JUB » (1)) dans ses œuvres? Rien n’est moins sûr tant son parcours, déjà long et pénible, l’apparente désormais à une « géante de papier ».

Après des décennies à discuter l’opportunité et la faisabilité d’un système uniforme de brevets dans l’Union européenne (dont le but serait de pallier une certaine fragmentation du marché des brevets, résultant des divergences nationales existantes), la quasi-totalité des États-Membres de l’UE s’étaient enfin mis d’accord, le 19 février 2013 à Bruxelles, pour acter sa création (2).

Dans l’enthousiasme, on promettait alors de révolutionner positivement le monde des brevets, de la stratégie de dépôt jusqu’au contentieux, en permettant aux ayants-droit d’épargner leur temps et leurs finances, tout en accroissant leur sécurité juridique.

Les grands principes de la JUB inscrits dans le marbre de l’Accord de 2013, les années suivantes devaient être consacrées à leur mise en pratique.

Et, de ratifications nationales en groupes de travail internationaux, on pensait enfin avoir dressé ce serpent de mer qu’était, de longue date, le brevet unitaire (3). L’optimisme était donc de rigueur…du moins jusqu’à une période récente.

Encore inachevé, ce nouvel édifice juridique tremble déjà, après que deux coups importants furent portés à ses fondations, au printemps 2020. Des coups dont la résonnance pourraient - dans un contexte de crise sanitaire et économique majeure - sonner le glas de la JUB.

Outre-Manche: du Brexit au « Brevexit »

Mettant un terme à plusieurs mois d’incertitude, c’est d’abord le Gouvernement britannique qui a fini par indiquer sa volonté que, dans le sillage du Brexit, le Royaume-Uni se retire de l’Accord de 2013.

Après avoir présenté fin février son plan de négociations avec l’UE (4), reposant sur une « égalité de souveraineté » entre Royaume-Uni et UE (et donc un refus du premier de se soumettre au droit du second) le Gouvernement britannique, indiquait plus spécifiquement le 24 mars 2020, par la voix de sa Ministre de la Science, de la Recherche et de l’Innovation, ce que sa position impliquait pour la JUB (5):

« Participer à la JUB signifierait céder la compétence juridictionnelle sur les principaux litiges en matière de brevets au Royaume-Uni à une cour qui est tenue d'appliquer et de respecter la suprématie du droit de l’UE, y compris les arrêts de la CJUE. La participation à un tel système serait incompatible avec notre approche globale des futures relations avec l'UE […]. Par conséquent, le gouvernement n’entend pas que le Royaume-Uni continue de participer au système de brevet unitaire et à la [JUB]»

Bien qu’elle paraisse in fine être une conséquence logique de la victoire du « Leave » lors du référendum de 2016, cette décision ne fut exprimée que tardivement avec la clarté nécessaire, en raison principalement des tergiversations politiques outre-manche (6).

Redouté mais attendu, ce retrait dresse en tout cas un premier obstacle juridique de taille à l’avènement effectif de la JUB.

En effet, selon l’article 89 de l’Accord de Bruxelles, l’entrée en vigueur de ce dernier nécessite treize ratifications (7), dont celles de trois États « clés », c’est-à-dire ceux dans lesquels le plus grand nombre de brevets européens étaient en vigueur en 2012 : la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni.

Le Royaume-Uni officiellement « out » (8), l’avenir de l’Europe du brevet paraissait une nouvelle fois reposer sur le « couple franco-allemand ».

C’était sans compter la minutie, et le parfait sens du « timing », des juges des Karlsruhe.

Outre-Rhin: le raté de la ratification

Après la France en 2014, le Bundestag allemand avait voté en mars 2017 une loi visant à ratifier l’Accord de 2013.

Mais une plainte avait été déposée le mois suivant devant la Cour Fédérale Constitutionnelle (Bundesverfassungsgericht, “BVerfG”), suspendant ainsi le processus législatif.

Celle-ci était fondée à la fois sur des arguments de procédure (le vote d’une telle loi nécessitait une majorité qualifiée (9)) et de fond (l’Allemagne ne pouvait constitutionnellement céder, et de manière irrévocable, une part si importante de sa souveraineté, d’autant que l’indépendance des juges de la JUB n’était pas garantie).

Trois ans plus tard, le 20 mars 2020, soit quelques semaines après l’officialisation du retrait du Royaume-Uni, le BVerfG déclarait nulle et non avenue la loi de ratification allemande, à la surprise de nombreux observateurs (10).

La décision, signée par 5 des 8 juges de la Cour dont son Président11, se limite toutefois aux seuls vices de forme de la loi de ratification (s’apparentant à un amendement à la Constitution allemande, en raison de l’abandon de souveraineté qu’elle impliquait, une telle loi nécessitait un vote à la majorité des 2/3 du Parlement).

La Cour ne se prononce donc pas de manière définitive sur la validité du principe même d’une JUB, au regard de la Constitution allemande. Ce faisant, elle laisse ainsi la porte ouverte à de nouveaux recours. Et il n’est pas à exclure que, même si une ratification valide intervenait rapidement, une nouvelle plainte soit déposée sur le fond.

À ce sujet, la ministre allemande de la Justice a immédiatement indiqué que le Gouvernement s’efforcerait de refaire voter la loi de ratification d’ici à la fin de la législature actuelle (se terminant en octobre 2021).

Le gouvernement allemand a d’ailleurs récemment publié un nouveau projet de loi de ratification (sans avoir aucunement modifié le fond toutefois, ce qui représente inévitablement un risque), qu’il a soumis pour avis à divers associations et institutions, et entend faire rapidement voter dans le respect des lois constitutionnelles.

Il s’est aussi dit ouvertement confiant sur le fait que le retrait anglais n’empêcherait pas le projet de voir le jour.

Toujours est-il que la crise sanitaire, et surtout la crise économique qui se profile, rebattra nécessairement les cartes des priorités étatiques…et pourrait faire passer la JUB à la trappe.

La JUB est morte, vive la JUB?

La ratification du Royaume-Uni, en avril 2018, avait donné une nouvelle impulsion à la JUB, et beaucoup lui promettaient alors un avenir brillant malgré une gestation complexe. Fin 2019, on murmurait même que 2020 serait enfin « son année ».

Mais au regard des dernières semaines, quel avenir lui prédire ?

Si, au contraire de la défection du Royaume-Uni, la décision de la Cour constitutionnelle allemande semble un obstacle surmontable, le projet dans son ensemble vient - quoi qu’il arrive - de subir un coup d’arrêt très important, une restructuration en profondeur s’avérant déjà indispensable.

En l’état, l’accord de 2013 ne peut toujours pas entrer en vigueur (et il en va a fortiori de même pour la cohorte de textes annexes conditionnés à une telle entrée en vigueur) : il importera en effet de l’amender pour supprimer du corpus de textes toute référence au Royaume-Uni (puis faire de nouveau ratifier cet amendement par les États Membres, et, dans l’intervalle, organiser la distribution affaires aux divisions existantes…)

D’un point de vue, pratique se pose d’ores et déjà la question du pays d’accueil de la division centrale spécialisée dans les domaines « LS&H » (life sciences & health) qui devait siéger à Londres.

Parvenir à un consensus politique sur cette épineuse question paraît déjà difficile (la France milite ardemment pour que cette division revienne à Paris, mais l’Italie, les Pays-Bas et le Danemark seraient déjà sur les rangs).

Aux yeux des professionnels du brevet, la JUB a en tout cas du plomb dans l’aile : selon un sondage réalisé par le site de référence www.juve-patent.com (12), plus de la moitié des experts interrogés déclarent ne plus être en faveur de la JUB dans sa forme actuelle, c’est-à-dire sans la participation du Royaume-Uni.

L’absence d’un pays si important dans le marché économique européen remet évidemment en cause l’attractivité intrinsèque du système voulu en 2013, qui n’aurait plus d’unitaire que le nom.

La déception est d’ailleurs importante outre-manche, notamment chez certains spécialistes du contentieux brevet. Outre le fait que Londres ne sera finalement pas le siège attendu du contentieux européen des brevets pharmaceutiques, beaucoup estimaient que les juges britanniques auraient pu apporter leur expérience et leur rigueur dans le cadre de la JUB, grâce notamment à leur maîtrise des outils de la common law (cross examination, disclosure, interrogatoires d’experts, rédaction très lisible des jugements…). D’autres estiment qu’il s’agit là d’une occasion pour instituer à Londres une institution internationale d’arbitrage relative aux litiges de brevets.

Du côté des déposant de brevets, certains grands groupes (Bayer, Siemens, Ericsson, Nokia) se disent, eux, toujours intéressés.

Mais cela suffira-t-il à redonner à la JUB le souffle qui était le sien il y a de cela quelques mois ? Avec les ravages créés par la pandémie de Coronavirus, existera-t-il en Europe une volonté politique suffisamment forte de réécrire intégralement le grand livre de la JUB (et passer outre une forme de lassitude que ce sujet pourrait avoir créée) ?

Réponses dans les prochains mois…ou les prochaines années.

Une chose est sûre à l’heure actuelle : si la France, qui se présentait en 2018 « pleinement engagée dans le succès de la JUB » et en faveur d’un lancement rapide de celle-ci, apparaît aujourd’hui bien seule.

Elle appréciera donc le soutien récemment affiché par Thierry Breton, l’une de ses voix à la Commission Européenne, un système de brevet unique.

Par Xavier Pican et Gaspard Debiesse, avocats, Osborne Clarke France. Les auteurs remercient chaleureusement Nadine Rocaboy et Ina Schreiber, associées du cabinet de conseil en propriété industrielle Plasseraud, pour leur contribution à la rédaction de cet article.

1 Pour plus d’informations : https://www.epo.org/law-practice/unitary/upc_fr.html

2 À l’exception de la Pologne et de l’Espagne.

3 La convention de Luxembourg de 1975, qui jetait déjà les bases d’un tel système, ne rentra jamais en vigueur faute de ratifications suffisantes

4 https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/868874/The_Future_Relationship_with_the_EU.pdf

5 Extrait de la lettre de Mme. AMANDA SOLLOWAY en réponse à une demande de clarification émise par la Chambre des Lords, concernant la position du Gouvernement eu égard à la JUB https://d1pvkxkakgv4jo.cloudfront.net/app/uploads/2020/04/14131805/AStoLM-UPC-240320.pdf).

6 Alors que le Brexit avait auguré dès l’origine que le Royaume-Uni s’émanciperait, à terme, des institutions européennes, en ce compris la CJUE (dont il était acté depuis 2013 qu’elle serait la juridiction « suprême » du nouveau système unifié, devant répondre aux questions préjudicielles de la JUB conformément au droit de l’Union et sa propre jurisprudence), il avait ratifié l’Accord de Bruxelles en avril 2018. Un lieu avait même été choisi à Londres pour accueillir la division centrale spécialisée dans les sciences de la vie et la santé. La nomination de Boris Johnson au poste de Premier Ministre, en juillet 2019, avait toutefois rendu très peu probable que le Royaume-Uni reste de la partie (alors que c’est lui-même qui avait signé la loi de ratification en avril 2018). Le 20 juillet 2020, le Royaume-Uni notifiait enfin officiellement aux institutions européennes qu’elle retirait sa ratification de l’accord relatif à la JUB (https://www.unified-patent-court.org/news/uk-withdrawal-upca).

7 Ils sont 16 à ce jour.

8 À ce jour, la ratification de l’accord sur la JUB par le Royaume-Uni demeure, malgré tout, effective. Mais il n’est pas à exclure que le Gouvernement britannique fasse abroger la loi de ratification votée en avril 2018.

9 La loi de ratification avait été votée certes à l’unanimité, mais par 35 députés seulement.

10 Le gouvernement allemande s’était en effet toujours montré très en faveur de la JUB, si bien qu’il paraissait peu probable que la Cour constitutionnelle retarde encore son arrivée.

11 Trois autres juges ont émis une opinion dissidente, estimant qu’il était fréquent que de simples « actes d’approbations », à l’instar d’une loi de ratification d’un traité international, soit votée comme elle l’avait été.

12 https://www.juve-patent.com/market-analysis-and-rankings/courts-and-patent-offices/patent-community-losing-appetite-for-unified-patent-court/

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